24.
Le capitaine de charrerie Méhy ne cessait de frotter entre ses doigts potelés le fin collier d’or qui faisait de lui l’un des personnages en vue de la meilleure société thébaine. Grâce à cette décoration il serait désormais invité aux soirées les plus fastueuses et recueillerait les confidences de ceux qui comptaient vraiment. Peu à peu, Méhy tisserait sa toile pour devenir le maître occulte de la richissime cité du dieu Amon.
Une première décision s’imposait : laisser en place le maire de Thèbes, un petit tyran domestique qui s’empêtrait dans une lutte de factions et n’avait aucune vue à long terme. Pendant qu’il s’épuiserait dans un combat stérile et paraderait sur le devant de la scène, Méhy mettrait ses amis en place pour contrôler peu à peu les divers secteurs de l’administration.
De belles perspectives, en vérité, mais qui ne le satisfaisaient pas. Le plus important, c’était le secret de la Place de Vérité, ce secret qu’il lui avait été donné de contempler et qu’il voulait posséder. Quand la Pierre de Lumière serait entre les mains de Méhy, il deviendrait plus puissant que Pharaon lui-même et il pourrait prétendre gouverner l’Égypte à sa manière.
Voilà longtemps que Méhy soupçonnait les artisans de la Place de Vérité de dissimuler un certain nombre de découvertes scientifiques, réservées à l’usage exclusif du monarque. De tels privilèges devaient disparaître. L’Égypte se doterait d’armes nouvelles, écraserait ses adversaires et entreprendrait enfin une politique d’expansion que Ramsès n’avait pas su conduire.
À sa place, Méhy n’aurait pas conclu la paix avec les Hittites. Il fallait profiter de leur affaiblissement pour les écraser et former une armée moderne et puissante, capable de dominer le Proche-Orient et l’Asie. Au lieu de cette grandiose politique de conquête, le pharaon s’était peu à peu endormi dans la paix, et les officiers supérieurs ne songeaient plus qu’à leur retraite qu’ils passeraient dans un petit domaine campagnard concédé par le monarque. De quoi pleurer, en constatant un tel gâchis !
— Désirez-vous boire quelque chose de frais ? demanda l’échanson de Méhy.
— Du vin blanc des oasis.
Un valet proposa au capitaine de charrerie de l’éventer pendant qu’il dégustait le coûteux breuvage. Il n’était pas facile de se procurer le meilleur cru, mais Méhy avait corrompu sans difficulté un vigneron qui livrait sa production au palais et en détournait une petite partie à son profit.
L’art suprême ne consistait-il pas à accumuler des dossiers compromettants sur tout un chacun et à en profiter le moment venu, en y ajoutant quelques inventions plausibles ? C’était ainsi que Méhy était parvenu à évincer quelques jeunes gradés plus qualifiés que lui, mais beaucoup moins habiles.
— La dame Serkéta aimerait vous voir, annonça le portier de la belle demeure que Méhy possédait au centre de Thèbes.
Serkéta, la fiancée un peu stupide qu’il allait être obligé d’épouser en raison de la fortune et de la position sociale de son père, trésorier principal de Thèbes... Mais ce n’était pas elle qu’il attendait.
Il descendit néanmoins jusqu’à sa salle de réception du rez-de-chaussée dont il était particulièrement fier, en raison de ses hautes fenêtres peintes en jaune et de son luxueux mobilier en bois d’ébène.
— Méhy, mon chéri ! J’avais peur que tu ne sois pas chez toi... Comment me trouves-tu ?
« Trop grosse », eut envie de répondre le capitaine de charrerie, mais il se garda bien de révéler sa pensée, car la dame Serkéta était obsédée par son poids que la consommation quotidienne de pâtisseries ne contribuait pas à diminuer.
— Tu es plus ravissante que jamais, ma chérie. Cette robe verte te va à ravir.
— Je savais qu’elle te plairait, dit-elle en se dandinant.
— Un tout petit problème se pose : je dois recevoir un notable au caractère un peu difficile. Acceptes-tu de patienter puis de dîner avec moi ?
Elle eut un sourire niais, mais rempli de promesses.
— Je n’en espérais pas tant, mon chéri.
Il l’attira contre lui avec brutalité, Serkéta ne protesta pas.
La poitrine opulente, une chevelure abondante blondie par une teinture, des yeux d’un bleu délavé, elle aimait minauder et jouer les petites filles.
En réalité, elle s’ennuyait. Grâce à son père, un veuf qui appréciait les filles de plus en plus jeunes, elle pouvait satisfaire ses caprices et s’acheter tout ce qui lui plaisait. À la longue, son existence était devenue si fastidieuse qu’elle avait recherché n’importe quel plaisir susceptible de mettre fin à sa neurasthénie. Le vin l’avait amusée quelque temps, sans briser sa solitude. Serkéta rêvait d’être encore un bébé, dorloté par sa mère et sa nourrice, protégé du monde extérieur.
Quand elle avait rencontré Méhy pour la première fois, lors d’une réception, elle l’avait jugé gras, vulgaire et prétentieux, mais il lui avait offert une sensation inédite : la peur. Il y avait en lui une bestialité à peine contenue qui la fascinait et dont elle avait besoin.
Comme le personnage cachait à peine ses ambitions et qu’il semblait prêt à écraser sous les roues de son char quiconque se mettrait en travers de sa route, Serkéta avait décidé de l’épouser. Méhy lui donnerait peut-être des frissons qui la guériraient de sa lassitude.
— Combien de temps nos fiançailles doivent-elles encore durer ?
— Cela ne dépend que de toi, chéri. Depuis que tu as été décoré du collier d’or en présence de Ramsès le Grand, mon père te considère comme l’un des futurs hauts dignitaires de Thèbes.
— Je n’ai pas l’intention de le décevoir.
Serkéta mordilla l’oreille droite de Méhy.
— Et toi, trésor, tu ne me décevras pas non plus, dis ?
— Sois sans crainte.
Gêné par l’attitude du couple, l’intendant signala sa présence en frappant à la porte restée ouverte.
— Qu’y a-t-il ? demanda Méhy.
— Votre visiteur est arrivé.
— Fais-le patienter et ferme cette porte !
Serkéta dévorait l’officier des yeux.
— Alors, ce mariage ?
— Le plus tôt possible, juste le temps d’organiser une grande réception où la noblesse thébaine enviera notre bonheur.
— Veux-tu que je m’en occupe ?
— Tu feras des merveilles, ma chérie.
L’officier pétrit les seins de sa future femme, qui émit un gémissement de plaisir.
— Pour notre contrat de mariage, père est assez exigeant.
— Quel contrat ? s’étonna Méhy.
— Père pense que c’est préférable, en raison de sa fortune. Il est persuadé que nous serons très heureux et que nous aurons plusieurs enfants, mais il estime quand même nécessaire un contrat de séparation de biens. Quelle importance, mon doux amour ? Ne mélangeons pas le droit et les sentiments... Caresse-moi encore.
Méhy recommença, mais avec moins d’enthousiasme. Cette nouvelle était un véritable désastre, car mettre la main sur la fortune du père de Serkéta était l’une des étapes majeures de sa conquête du pouvoir.
— Tu as l’air contrarié, mon lion terrifiant... Ce n’est quand même pas à cause de ce détail juridique ?
— Non, bien sûr que non... Tu viendras habiter ici, n’est-ce pas ?
— Lorsque nous résiderons à Thèbes, c’est évident. Cette maison est superbe et bien située, et mon père a décidé de rembourser immédiatement tes crédits et de te rendre ainsi propriétaire.
— Il est très généreux... Comment lui montrer ma reconnaissance ?
— En rendant sa fille folle d’amour Elle l’embrassa à pleine bouche.
— Nous aurons aussi une grande villa dans la campagne thébaine, une autre en Moyenne-Égypte et une belle demeure à Memphis... Ces propriétés resteront à mon nom, mais ce n’est qu’un autre détail.
Méhy l’aurait volontiers violée à la manière d’un soudard, mais elle en avait trop envie et il devait recevoir son visiteur.
Déjà, il se remettait du coup bas qui venait de lui être porté. L’officier avait compris depuis longtemps que l’hypocrisie et le mensonge étaient des armes redoutables grâce auxquelles on renversait en sa faveur les situations compromises. Il ferait semblant d’accepter et d’être vaincu pour mieux préparer une contre-attaque décisive. Le père de Serkéta avait tort de croire que l’on pouvait brider un homme de sa trempe.
— Pardonne-moi, délice de mes sens, mais ce rendez-vous est vraiment important.
— Je comprends... Je vais m’occuper de nos préparatifs de mariage. À ce soir, pour dîner.